Quelle expérience l’IA générative réserve-t-elle aux CPA francophones du Canada?

Mathieu de Lajartre | CPA Canada

Les agents conversationnels tels que ChatGPT sont en plein essor. Un expert du domaine explique comment les CPA peuvent tirer parti de ces outils en français, mais aussi dans la langue de Shakespeare.

Pendant un temps, et de façon relative, le fait de parler français a protégé les CPA canadiens francophones de la concurrence offerte par des fournisseurs de services comptables étrangers incapables de communiquer en français. Mais la donne a-t-elle changé, à la lumière des progrès accomplis par l’IA générative sur le plan linguistique ces deux dernières années? 

On peut s’interroger quand on sait par exemple que HeyGen, une IA génératrice de vidéos, propose un outil de synthèse vocale pour faire parler ses utilisateurs artificiellement dans 40 langues. Quant à Rask.AI, elle permet de participer à des vidéoconférences avec traduction instantanée dans 130 langues

Pour Olivier Blais, cofondateur de Moov AI, une société montréalaise récompensée au printemps dernier par l’Office québécois de la langue française, ces récents progrès sont plutôt une occasion à saisir pour tous les CPA, peu importe la langue qu’ils parlent. 

Les francophones encore mal représentés 

Cinquième langue parlée dans le monde, avec 321 millions de locuteurs, le français est une langue incontournable en IA générative. « On peut avoir des conversations en français, confirme Olivier Blais. Mais sans vrai sentiment d’appartenance, sans les spécificités du Québec ou des francophones du Canada, le contenu reste très neutre. Seul Copilot pour Office 365 est lié à la langue du clavier, comme “Français (Canada)”, et offre des réponses plus idiomatiques. Sinon, la plupart du temps, celles-ci sont encore très “français de France”, voire des traductions. » 

Il faut dire qu’avec 10,7 millions de francophones (dont les trois quarts sont au Québec), le poids du français au Canada s’avère négligeable aux yeux des géants du Web (GAFAM), à qui on doit les investissements massifs en IA générative. Et s’il est facile d’imiter n’importe quelle voix avec accent, exprimer des référents culturels, comme des expressions, demeure un défi. 

« Pour le moment, la culture québécoise ou canadienne-française ne vit pas à travers les outils qu’on utilise », fait remarquer Olivier Blais. « C’est un peu comme les agences de pubs qui se contentaient de traduire de l’anglais au français, sans adapter le message : ça marche mal. Voilà pourquoi le Conseil d’innovation du Québec aimerait créer une base de données québécoise (qui nous sommes, nos expressions, nos façons de faire…), qui serait utilisée pour nourrir une IA et mieux représenter notre culture, notre réalité. » 

Le cas des agents conversationnels 

Cela ne veut pas dire que les CPA, francophones ou non, ne peuvent pas adapter les outils existants pour bonifier leurs services. Encore entraînés en 2023 à partir de données limitées (ce qui générait beaucoup d’hallucinations), les agents conversationnels, ou chatbots, fournissent à présent des réponses précises et transparentes, basées sur les recherches qu’ils effectuent en direct. On peut même connecter Copilot pour Office 365 à ses propres bases de données, ou télécharger les modèles ouverts de la française Mistral.AI

« Un cabinet comptable pourrait très bien concevoir un agent connecté aux lois et règlements de Revenu Québec et de l’Agence du revenu du Canada, ainsi qu’à ses propres documents », explique Olivier Blais. « Ce n’est pas compliqué à faire, et ça donne un outil ciblé redoutablement efficace. Cette approche est de plus en plus populaire, car elle fonctionne bien. Et on n’a pas à réentraîner son propre chatbot : on personnalise des modèles existants à partir de nos propres données. On crée ainsi pour les utilisateurs une expérience propre à notre organisation. » 

Avec Gemini, de Google, on peut aussi opter pour le réglage de modèle qui consiste à adapter le robot pour répondre à des problèmes précis, comme la détection d’anomalies. « Par exemple, un cabinet pourrait vouloir adapter un agent conversationnel en outil permettant de valider les informations financières de déclarations de revenus, pour repérer des erreurs. » 

Bref, jamais les agents conversationnels n’ont été aussi performants, et le traitement automatique des langues (NLP en anglais, pour Natural Language Processing) va les rendre encore plus conviviaux. 

Des menaces et des interrogations 

Des questions se posent néanmoins, notamment pour ceux qui utilisent les versions de ces outils en ligne. « Les stratégies d’IA générative sont encore très rares au sein des entreprises, souligne Olivier Blais, donc les employés utilisent souvent des solutions gratuites comme ChatGPT, qui stocke l’information sur les serveurs d’OpenAI et crée des failles de sécurité. » 

Une pratique d’autant plus préoccupante que selon un sondage de KPMG mené en novembre 2023, environ 22 % des Canadiens utilisent l’IA générative pour le travail; 61 % des utilisateurs d’IA générative l’utilisent plusieurs fois par semaine à des fins professionnelles, et 20 % le font même quotidiennement. 

Pour arriver à un tel taux d’adoption, les entreprises n’ont pas hésité à humaniser leurs agents, mais des lois pourraient les obliger à une plus grande transparence. Le but? Éviter tout risque de confusion, qui est bien réel et grandira au rythme des progrès à venir – comme les projets d’OpenAI reposant sur la voix. Or plus les échanges auront l’air naturel, plus il sera capital de savoir avec qui – ou quoi – on converse. 

Car selon les réponses fournies, qu’on anticipe être de plus en plus sophistiquées, qu’est-ce qu’un cabinet pourra facturer? Combien vaudra un conseil fourni par une IA générative par rapport à celui d’un CPA? À quel point le cabinet sera-t-il responsable, en cas de problème? Et que dire de la question des droits d’auteur et de la propriété intellectuelle des réponses fournies? 

Selon Olivier Blais, « 2024 constitue l’année la plus inconfortable de notre histoire en matière d’IA, parce qu’on est vraiment à la limite de la perturbation (disruption). Les capacités sont incroyables, mais les lois tardent à venir. Et si certaines personnes ont appris à se servir efficacement des outils d’IA, le seuil d’incompétence global en entreprise est inquiétant. Aux francophones de s’emparer de la question pour tailler leur place dans le domaine. »